Portraits et Mentalités, Elisabeth Leuvrey (9/10)

Des citoyens sans étiquettes, d’ici ou d’ailleurs, pour mieux connaître les sociétés d’aujourd’hui. Par Sonia Johnson.

Elisabeth Leuvrey est une cinéaste français, née à Alger en 1968 et installée à Marseille. Ses films ne laissent jamais indifférents. Son premier long métrage, “La Traversée”(2012), est un documentaire sur l’entre-deux, aux couleurs de l’Algérie. Pendant d’innombrables traversées entre Marseille et Alger, Elisabeth Leuvrey et son équipe ont partagé et capté la vie des passagers souvent exilés, entre un ici et un là-bas. Le regard de la caméra est discret, le spectateur est lentement témoin de la vie de ces voyageurs immigrés qui entretiennent souvent une relation particulière avec leur pays d’origine, entre attachement et envie d’évasion. Mais aussi avec leur pays d’accueil, entre révolte et envie d’intégration. “La vie comme un oignon, on l’épluche en pleurant”, philosophe l’un d’entre eux durant cette vingtaine d’heures suspendues dans le temps.

Dans son court métrage “At(h)ome” sorti en 2013, la cinéaste s’associe au photographe Bruno Hadji pour dénoncer sans complaisance un drame pour l’humanité, trop longtemps resté sous silence. En 1962, alors que la guerre d’Algérie se termine, d’obscurs accords avec la France donnent à cette dernière le droit d’usage d’une partie du désert du Sahara. Ici auront lieu des essais nucléaires, dont les ratés conduiront à des radiations touchant de nombreuses vies humaines. L’essai Béryl est mis à nu à travers le travail des deux auteurs. La parole est enfin donnée à des hommes et des femmes dont les destinées bouleversées contrastent avec l’impunité des principaux responsables.

Le travail d’Elisabeth Leuvrey passe aussi par Marseille, vibrant au son des boules de pétanques du parc Henri Fabre, le lieu de son dernier court métrage “Oh, tu tires ou tu pointes ?”. Sur ce territoire cohabitent l’Ecole Nationale Supérieure de Danse et un terrain de pétanque animé, où les joueurs de toutes origines sont la meilleure représentation de la ville portuaire. Ceux qui se sont prêtés au jeu de la caméra appartiennent à l’un ou l’autre des deux mondes du parc, avec comme seul point commun leurs pointes, toutes en contrastes. Elisabeth Leuvrey signe un film de 13 minutes exactement… comme les points d’une partie de pétanque à Marseille.

Entretien.

Elisabeth LEUVREY

Elisabeth LEUVREY

S.J: Elisabeth Leuvrey, après être arrivée en France à 6 ans, où avez-vous ensuite grandi ? Avez-vous des souvenirs d’enfance marquants ? Quand vous êtes-vous intéressée à l’image ?

Elisabeth Leuvrey : Je suis arrivée à l’âge de 6 ans en banlieue parisienne, à Issy-les-Moulineaux. C’était l’été. Je me souviens de l’excitation de la nouveauté, de l’odeur du métro parisien avec ses banquettes en bois et aussi de la grisaille ambiante. Et puis l’hiver s’est très vite annoncé et s’est installé pour longtemps… Je me souviens avoir passé beaucoup de temps sur un petit balcon au 6ème étage d’un immeuble moderne qui donnait sur une avenue très passante. De gros pavés au sol faisaient bruisser les pneus des voitures de l’époque d’une manière très singulière. Avec mon frère et ma sœur, nous restions un temps fou le menton collé à la rambarde du balcon, sans doute un peu sidérés, un peu hagards. Il faut dire qu’à Alger nous vivions dehors. Deux ans plus tard, mes parents ont pris la décision de quitter la ville. Nous avons atterri en Beauce, dans la vallée de l’Eure, à une heure de Paris en train. Changement de décor radical : des plaines, de grosses exploitations céréalières à perte de vue et la sensation que le ciel était tombé d’un coup sur un paysage sans relief. Etrangeté. Sensation de ne pas en être, d’en être totalement étranger. Un de mes souvenirs d’enfance marquant est d’avoir déclaré un jour à mes camarades de l’école primaire : “je suis née dans un pays qui n’existe plus…” Je devais avoir 9 ans. Encore aujourd’hui je ne sais trop quelle intention se logeait derrière ces mots… Je me souviens juste de la fierté éprouvée en les disant et de quelque chose comme la croyance d’un pouvoir magique conféré par cette formule ! Une protection en quelque sorte ou une carapace…
Toute ma scolarité s’est déroulée en Beauce, sans histoire mais sans brio, profondément marquée par l’ennui mais déjà avec quelques fenêtres ouvertes sur la suite par mon frère et ma sœur plus âgés. Notamment “le cinéma de minuit” le dimanche soir à la télévision ! J’avais à peine dix ans et pour pouvoir veiller, je simulais un intérêt sans borne pour le premier quart d’heure des films sous-titrés et en noir et blanc que la plupart du temps je comprenais à peine et qui m’assommaient fermement…

S.J: A Marseille, votre film “La Traversée” montre l’importance de ces paquebots reliant l’Europe à l’Afrique du Nord. Pourtant, le désir de la ville est de d’ouvrir son port à d’énormes bateaux de croisière, qui les délogeraient toujours plus loin… pouvez-vous nous expliquer pourquoi ces navires transitant de Marseille sont importants pour son identité ?

Elisabeth Leuvrey : Ces bateaux qui relient les deux rives de la méditerranée portent en eux la mémoire des populations qui ont transité, transportés par eux, au fil du temps. Je ne peux m’empêcher de les regarder passer sans songer à la richesse des parcours de chacun des passagers qui les empruntent. Autant d’histoires que d’exils singuliers, reçus comme un héritage qui se loge dans l’inconscient collectif de la ville portuaire. Il me semble que dans toutes les villes qui sont aussi des ports, on y respire cette dimension là.
Décider à Marseille, de reléguer loin du port des origines, le trafic des bateaux de voyageurs en provenance ou à destination du Maghreb est très révélateur d’un certain état d’esprit. Les bateaux touristiques, véritable manne pour la ville, déversent avant tout des consommateurs potentiels qui, montre en main, vont déambuler de magasins franchisés en commerces faussement typiques, suivant un parcours bien balisé et quantifié qui ne laisse plus place à la découverte, à la rencontre, à l’inconnu et donc à la vie. C’est une logique consumériste, toute mortifère, qui s’impose et fait table rase de la vraie richesse, celle des histoires humaines…

S.J: Quel est votre regard sur les évènements tragiques qui ont touché Paris en 2015 ?

Elisabeth Leuvrey : Les tragiques événements de janvier, puis de novembre 2015 viennent nous rappeler, au travers d’une violence sidérante, combien la société française est aujourd’hui fracturée. Pour qui pose son regard depuis de longues années sur les territoires malmenés de la République, cela n’a rien de surprenant et d’une certaine manière, on peut même relever le caractère prévisible de l’issue…
Interrogée sur les émeutes de 2005, j’avais donné mon sentiment en disant qu’une catégorie de français (enfants ou petits enfants d’immigrés) venait simplement rappeler à l’ordre la France, au travers d’une révolte que l’on pouvait qualifier alors de républicaine. Il me semblait déjà que ces “enfants” de France ne cessaient d’interroger la République, dans le rapport que cette dernière entretenait avec eux. L’Etat semble s’enferrer dans une forme d’autisme aux conséquences effrayantes. Ces dernières années, on a pu prendre acte, avec la disparition des acteurs de terrains, du renoncement des pouvoirs publics. Les éducateurs ne cessent de répéter que c’est l’Etat qui a un problème avec la banlieue et non l’inverse. Il est de salut public de tout tenter pour que la rupture ne soit pas consommée à jamais !

Affiche AT(h)OME

S.J: Quels sont vos projets ?

Elisabeth Leuvrey : A mon petit niveau, j’essaie d’apporter ma pierre en travaillant à réduire la fracture et pour ce faire en croyant dur comme fer à la portée de la goutte d’eau dans la mer !
J’essaie de faire un cinéma qui se placerait dans un désaxement salutaire : pour éviter de tomber dans le manichéisme et pouvoir rendre compte de la complexité des situations, je cherche à me placer “ailleurs”, à trouver l’angle mort, à me désaxer pour proposer un regard depuis un espace décentré : l’entre-deux du bateau pour La Traversée, l’extra-temporalité provoquée par le télescopage des Histoire(s) pour At(h)ome et prochainement l’immersion dans l’extra-territorialité d’un lieu où cultures et religions dialoguent au quotidien, depuis Alger !

Filmographie d’Elisabeth Leuvrey, documentaires :

– Matti Ke Lal, fils de la terre (1998)
– La Traversée (2012)
– Oh, tu tires ou tu pointes ? (2013)
– At(h)ome (2013) sort en DVD
“At(h)ome, le jour où la France irradia le Sahara algérien”

Projection du film en présence d’Elisabeth Leuvrey, le mercredi 22 juin prochain à 19h30, au cinéma Les Variétés à Marseille, avec le collectif Mille Babords, Attac Marseille, le groupe local des Colibris Marseille et le Collectif Anti-Nucléaire 13 et le jeudi 23 juin à 20h au cinéma Odéon à Barjols avec le groupe local des Colibris 83 Saint Maximin.

Leave a Reply